Jean Baudrillard et le monde des images

Amazon.fr - Le système des objets - Baudrillard, Jean - Livres

Dans cette période de confinement, pour « tuer » l ‘ennui quelque fois, on regarde avec allégresse les conférences de Jean-Baptiste  Thorez sur YOUTUBE et l on comprend bien des choses en terme de cinéphilie.

Si par un précédent article, j ai analysé de bouquin de JB Thorez sur l’influence du film d’Abraham Zapruder sur l ‘évolution du cinéma US contemporain des années 1960 à nos jours (cf lien https://culture494.wordpress.com/2018/08/17/le-22-novembre-1963-et-le-cinema-americain-contemporain/) ; arrêtons-nous sur une de ces influences revendiquées ; à savoir le philosophe Jean Baudrillard (1929-2007) et ses théories sur le monde de l’image et du cinéma des années 1970 à nos jours.

Jean Baudrillard s ‘est beaucoup interrogé sur ces notions de réalité et de concept audiovisuel. Pour lui, le réel n ‘existe plus, mais l hyperéel si. Déréalisation du réel par le monde virtuel et si Guy Debord s ‘est interrogé sur la société du spectacle comme forme d’aliénation sociale ; Jean Baudrillard fait à peu près la même chose dans ces livres, mais d’un point de vue plus sociologique et philosophique.

Le philosophe Jean Baudrillard s est toujours interrogé sur ces notions de liberté, mettant en parallèle liberté et aliénation sociale ; c est pourquoi il est intéressant de comprendre ces théories comme socle cinéphilique et en quoi, ces théories ont fortement marqué toute une génération de critiques cinéma. D ailleurs, on peut se demander si le but réel de la critique cinéma n ‘est pas d être à terme rattaché à des philosophes ou théoriciens de l image, du style Gilles Deleuze, Roland Barthes ou Michel Foucault…

JEAN BAUDRILLARD LE MÉCRÉANT RADICAL – Journalisme pensif

https://www.youtube.com/watch?v=E2b9TEUme2g&t=357s

Amazon.fr - La Société du Spectacle - Debord, Guy - Livres

Si Guy Debord s intéresse aux forces du spectacle comme vecteur d ‘aliénation sociale ; Jean Baudrillard met l ‘accent sur les forces libertaires ; liberté de l ‘art, philosophique, politique ou des personnes…en ce sens, ses analyses sociétales ou cinéphiliques sont passionnantes car vecteurs de libertés. De plus, Jean Baudrillard, dans ses théories et livres, se voulaient révolutionnaires car il dépassait l ‘analyse sémantique ou analytique de l ‘image

https://www.youtube.com/watch?v=8yoqTqxLICU

Selon lui: «La distance analytique s’évanouit à l’usage. Le discours critique devient la pure et simple métastase de la réalité qu’il analyse ­ elle-même devenue critique par capillarité, et perméable au pire. Positif et négatif sont de mèche comme charité et cruauté, comme violence et compassion.»

Jean Baudrillard, pourtant universitaire, s est peu à peu soustrait aux normes traditionnelles des sciences humaines et à son jargon argumentatif. Son style littéraire se veut fragmentaire et aphoristique

Mais Jean Baudrillard est surtout connu pour avoir donné sens à l ‘hyperrél ; hyperrél comme les images de la guerre du Golfe en 1991 (pour lui, « la guerre du Golfe n ‘a pas eu lieu »). Hyperréalisme des images développé dans ses chroniques journalistiques et ses « Cool memories ».

Amazon.fr - Cool Memories - Baudrillard, Jean, Turner, Chris - Livres

Pour lui, nous sommes  dans une actualité désincarnée, où règne la fin de l ‘Histoire et cela suppose de se réinventer par des poses rêveuses ou individualistes.

Jean Baudrillard: Amazon.fr: L'Yvonnet, François, Collectif ...

Mais la profonde originalité de la pensée baudrillardienne, c est de s’opposer à l’utilitarisme de la pensée critique, et donc de la critique cinéma. Orginalité littéraire aussi  de la pensée Baudrillard car non-argumentative, non-universitaire.  Ecriture par framents et aphorismes  (« il y a de trop de tout partout »)

Comprenons bien que la pensée Baudrillard a « explosé » pendant les années 1980 avec son best-seller « la société de consommation », livre sur l ‘aliénation et la déréalisation du monde ; théories reprises à plein par des mouvements d’extreme gauche et les militants écolos de la décroissance. Des économistes alter s ‘en réclameront aussi, des noms comme Benjamin Barber, Richard Senett ou Robert Puttnam, mettant en avant un capitalisme social.

Critiques sur la société de consommation renforcées dans les années 1980 par la parution de 3 livres (« Simulacres et simulation »(ed. Galilée 1981) ; « La Gauche divine »(ed. Grasset, 1985) ; « Amérique »(Ed. Grasset, 1986) ).

Simulacres et simulation

Baudrillard nous rappelle la prégnance des médias, des mass médias surtout, avec des abattages informationnels par les chaines TV, les publicités, les signes culturels, qui imprègnent l attention des personnes, transforment et influencent nos corps et nos imaginaires.

Théories informationnelles de l ‘esprit et du corps qui influenceront les films et séries TV à travers le monde audiovisuel ; un film comme « Strange Days » de Kathryn Bigelow est directement influencé par les théories Baudrillard ; d ‘ailleurs Kathryn Bigelow l ‘affirme elle meme:  « sa préscience de l hypperréalité d un monde dans le quel l ‘image apparaît comme plus réelle que l ‘original a été une inspiration constante, comme un bain révélateur de photographie, colorant chaque plan, donnant forme au film ».

Strange Days - Film (1995) - SensCritique

http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=13969.html

Thèses sémiologiques et cinéphiliques qui essaimeront et influenceront grandement universitaires et cinéastes outre-Atlantique ; intellectuels français comme Gilles Deleuze, Jacques Derrida ou Michel Foucault qui verront leurs pensées et thèses se développer sur les campus américains dans les années 1980.

De plus, l ‘influence de Baudrillard sur les films anglo-saxons sera prégnante et révélée des années 1980 à nos jours, c ‘est ce qu ‘affirme Jean Baptiste Thoret où pour lui, « ces films renvoient à un monde non réel, qui complote, sous contrôle, à la fois transparent (tout est visible) et totalement opaque (tout est caché), un monde paradoxal où ce que l ‘on montre n ‘est pas ce qui est » .

Videodrome - David Cronenberg - TortillapolisDark City - film 1998 - AlloCiné

Critique Film : La trilogie Matrix - YouTube

https://static.lexpress.fr/medias_1378/w_975,h_545,c_crop,x_0,y_93/w_480,h_270,c_fill,g_north/v1566405146/matrix-reloaded_705777.jpg

Strange Days [VHS]: Amazon.fr: Vidéo

Films déréalisés comme « Vidéodrome »(1983) ou « Crash »(1996) de David Cronenberg, le génial « Dark City »(1998) d’Alex Proyas, « the Truman show »(de Peter Weir, 1998) et bien sûr, la trilogie Matrix (1999-2003), directement inspirée par « Simulacres et simulation » de Jean Baudrillard.

Pour Baudrillard, nous ne maîtrisons plus cet univers de signes et d’images scénarisées où seul compte finalement le média qui réalise lui-meme l ‘événement en le déréalisant. C est un monde de simulacres vrais, symbolisés par la chirurgie esthétique, les mass médias, les grands événements culturels ou télévisuels…la télé réalité s ’emparant du divertissement. 

Entretien de Jean Baudrillard en janvier 2003 dans « le Philosophoire »:  
Le Philosophoire : Pour commencer, je voudrais vous poser une question sur ce qui vous distingue des autres sociologues et qui fait que finalement vous échappez à la sociologie au sens traditionnel du terme.

Jean Baudrillard : Mais mon rapport à la sociologie a-t-il jamais vraiment existé ? J’ai atterri là par accroc, par hasard, à Nanterre. C’était la sociologie qui était disponible. Et comme je n’étais pas philosophe de naissance, c’était pratique. Nanterre était un terrain tous azimuts, ad libitum, on faisait ce qu’on voulait, donc moi j’y ai fait ce que j’ai voulu. Mais j’ai quand même réglé mes comptes avec la sociologie, au début, à travers le problème des masses, le problème de la fin du social, les majorités silencieuses. C’est-à-dire quelque chose qui est « en dehors », cette espèce de masse, de trou noir, de silence des masses, dans le domaine de la non-représentation sociale, ce qui n’est pas représenté, ou ce qui est non-représentable, d’ailleurs. Cela faisait éclater les cadres un peu rationnels et didactiques de la sociologie. Mais moi je ne me suis jamais consi-déré comme sociologue. Heureusement, les sociologues m’ont assez vite rejeté, donc il n’y avait pas de problème !

Ensuite, j’ai continué à travers cette vague idée de la consommation et des signes. L’interprétation des signes c’est autre chose que l’interprétation du fait social. Mais quand même le signe, ou le système de signes, était cette espèce de fait social total. On est entré dans une société où les signes devenaient le « bouillon de culture ». Cela m’intéressait cependant moins que de voir la transcription, justement, de nouveaux systèmes de médiatisation, au niveau très général, et pas seulement la télévision. Bon, j’étais sorti de la sociologie ! A l’époque, on appelait ça sémiologie, sémiotique. Mais enfin, peu importent les disciplines. Et à ce moment-là, avec le changement d’optique ou de point de vue, de vision des choses, sans aller jusqu’à parler de méthode, apparaissaient de nouveaux objets qui n’étaient plus, évidemment, les catégories sociales, les rapports sociaux. Ce qui faisait l’horizon de la sociologie à cette époque-là, c’était la lutte des classes, le marxisme, ce qui définissait une sociologie peut-être pas militante mais quand même intellectuellement engagée. Je me suis aussi détaché de ça avec Le miroir de la production, mais pas du tout en termes de fâcherie ni de travail de deuil mais simplement pour faire autre chose.

Je suis donc parti des objets eux-mêmes, de fragments de significations : la pornographie, la séduction, l’obscénité, etc. Ou alors des événements : les prises d’otages, des choses comme ça. Bref, des objets que j’essayais de prendre dans leur singularité, et non plus d’interpréter dans le cadre d’une discipline universitaire typée. A vrai dire, je suis plutôt repassé par l’anthropologie, l’ethnologie : les « fameuses » règles symboliques, par exemple, me semblaient beaucoup plus fondamentales que la sociologie. Il y avait dans l’anthropologie un noyau, une matrice d’interprétation qui était plus forte que celle, moderne, du social. L’anthropologie est en deçà du social, et au-delà du social, et c’est précisément ce qui m’intéressait, ce qui se passait en deçà et au-delà du social. C’est comme la réalité : pourquoi y a-t-il du réel ? Pourquoi y a-t-il du social, pourquoi un discours du social ? La radicalité consistait à traverser tout ça et déconstruire ces concepts trop évidents, d’une telle évidence même que tout le monde travaillait dessus. Moi aussi, d’ailleurs, je l’ai fait. Ma recherche a consisté à traverser tous ces territoires qui étaient déjà lourdement chargés. Il fallait balayer, dans les deux sens du terme : nettoyer mais aussi avoir une vue plus globale et panoramique des choses. Le social, le politique, l’économique étaient, disons, relativisés en termes de disciplines à travers des objets singuliers. L’objet a toujours été mon « cheval de bataille », mon obsession ! (rires) Au départ, il s’agissait des objets, ensuite je suis passé à l’Objet. Je suis donc passé du sujet, le sujet de l’histoire, le sujet social, le sujet du savoir, à l’objet.

Le P. : Votre spécificité réside, je crois, dans votre rapport à l’histoire.

J.B. : Je n’ai pas une formation d’historien. Je voyais surtout l’histoire à travers la politique, ou l’économie politique. Du moins au début, c’était tout de même marxiste, ou para-marxiste. Et puis les choses ont changé dès les années 60 avec les recherches de Henri Lefebvre sur la vie quotidienne, etc. On passait de l’histoire transcendante, la grande Histoire, à une sorte de contre-histoire. On descendait vers l’anodin et la banalité qui devenaient des objets dignes d’intérêt sur le plan historique. L’analyse des modes de vie au quotidien plutôt que les grands faits historiques, avec l’irruption de la société de consommation, les mœurs et les manières de vivre. On était déjà redescendu de l’Histoire, des grands mouvements sociaux et historiques. Et finalement, sous ses airs un peu bénins, cette plongée dans la vie quotidienne, même si je n’aime pas beaucoup ce terme qui est un peu réducteur, c’était quand même une espèce de révolution. En fait, plutôt une involution par rapport à l’Histoire. On descendait de la transcendance de l’Histoire dans une espèce d’immanence de la vie quotidienne, et à travers elle toutes ces choses telles que la sexualité qu’on avait largement oubliées dans l’idéalisme historique.

Le P. : Dans Les stratégies fatales, vous commentez un passage d’Elias Canetti qui se demande si l’humanité n’aurait pas franchi un point au-delà duquel l’histoire ne serait plus réelle, c’est-à-dire linéaire, possédant un sens, une vérité. La fin de l’histoire serait donc déjà consommée. Nous serions désormais dans une histoire irréelle, non-linéaire, dénuée de sens et de vérité particuliers, donc ouverte à une relativité générale de toutes les directions et interprétations possibles.

J.B. : Canetti pensait que l’on pouvait éventuellement revenir à ce point en deçà de la fin de l’histoire et qu’il serait donc encore possible d’agir et de transformer le monde. Mais il semblait esquisser quand même que l’on était déjà au-delà de la fin. Cette idée m’a effectivement bien inspiré. Cela a toujours été pour moi, non une méthode, mais une forme d’anticipation : aller par anticipation au bout d’un processus, pour voir ce qui se passe au-delà. Je pense toujours que ce qui se passe, ou pourrait se passer au-delà, est en fait déjà là dans le processus même, et que la fin est déjà là, à partir du commencement. Tout se développe en même temps. Les commencements et les fins marchent en parallèle. Cela bouleverse évidemment un peu tout le champ des causes et des effets, on est passé un peu au-delà ! Mais j’aime bien cette idée. Cela dit, je ne vois aucun moyen, comme Canetti semblait le croire, de revenir au point où la distinction était possible entre le Bien et le Mal, le Vrai et le Faux, etc. Autrement dit, revenir aux conditions d’un exercice rationnel et traditionnel de la pensée. Ma vision est sans doute plus catastrophique, mais pas au sens apocalyptique, plutôt d’une révolution ou d’une mutation des choses. Et cette mutation est due à une accélération : on essaie d’aller de plus en plus vite, si bien qu’en fait on est déjà arrivé à la fin. Virtuellement ! Mais on y est quand même.

Le P. : A ce propos, depuis quelques années ont émergé certains sujets de société, originellement confinés dans une sphère spécialisée, mais qui occupent dorénavant le devant de la scène médiatique : le terrorisme, la pornographie, le clonage, le virtuel. Or, cela fait déjà plus de vingt ans que vous avez commencé, avant tout le monde, à réfléchir sur ces sujets et à reconnaître qu’ils sont symptomatiques du Zeitgeist de notre époque. Il me semble donc que votre rapport à l’histoire n’est pas l’explication du passé ni même du présent de la société mais plutôt l’anticipation de l’avenir à partir d’une compréhension de ce qui est en germe dans le présent.

J.B. : On peut dès aujourd’hui présumer de toutes les conséquences des choses, par exemple pour le clonage, la cybernétique, etc. Même si nous ne sommes qu’au tout début d’un processus, la pensée peut déjà pressentir et être le réceptacle par anticipation de l’événement qui aura lieu, s’il a lieu, ce qui n’est jamais sûr non plus. Néanmoins, cela peut être une définition de la pensée, qui doit alors inclure la fin dans le processus. C’est une autre flèche du temps qui remet en cause toutes les relations de cause et d’effet. Personnellement, cela fait longtemps que j’ai pris parti pour les effets et contre les causes ! (rires). Il faut essayer de passer au-delà des causes et au-delà des conséquences pour voir en soi dans son processus même, en réintégrant tout le commencement et la fin dans une seule chose, ce que cela peut vouloir dire. D’ailleurs, je n’ai rien fait d’autre pour le terrorisme. J’ai essayé de voir le terrorisme comme une forme d’événement dans lequel tout cristallise. Mais je crois que l’on peut prendre n’importe quel objet et, en faisant le vide autour de lui, y retrouver tout microscopiquement. C’est une vision qui n’est pas mystique, mais…

Le P. : C’est une vision pascalienne ! Ce sont les deux infinis.

J.B. : Oui, on peut retrouver une infinité de choses en observant n’importe quel micro-objet, pourvu qu’on l’observe de près, et sans perdre sa singularité. Pourquoi cet objet, pourquoi est-il là, que cela veut-il dire ?

Le P. : Cela reviendrait-il à dire qu’il n’y a plus de transcendance, de grand récit historique normatif imposant sa grammaire véridique mais seulement une multitude de petits récits communautaires, de petites histoires tribales toutes plus ou moins équivalentes, toutes vraies et fausses à la fois ?

J.B. : « Tribal » fait référence à une sociologie du type de celle de Maffesoli, au-delà de la sociologie rationnelle, transcendante. Mais cela ne m’intéresse pas vraiment de délocaliser, de faire dans le partiel. Si les tribus sont des singularités, cela peut entrer dans mon champ de recherche. Mais sinon, pour moi la notion de tribu a un pedigree encore trop ethno-anthropologique.

Le P. : Je voulais surtout parler de l’atomisation de la vérité.

J.B. : Ah oui ! Alors il faut aller plus loin, jusqu’à la fractalisation. Si c’est pour découper le social en petits morceaux, il faut aller jusqu’à l’atomisation des choses, travailler dans le moléculaire ! (rires)

Le P. : Afin d’aller plus loin dans votre perception du temps et de l’histoire, j’aimerais avec vous faire l’hypothèse que la temporalité de notre présent est, d’une certaine manière, celle que nous font rencontrer les morts-vivants, spectres et autres figures des espaces liminaires [1]
[1]
L’espace « liminaire » (ou la période liminaire) est un concept…
d’un deuil impossible, ou du moins difficile et problématique. Du reste, comme en écho à notre situation, cette sourde et profonde image d’un deuil impossible apparaît comme un invariant de votre pensée, pensée qui exhume de temps à autre quelques objets de notre modernité évanescente, comme pour mieux montrer qu’ils sont liés désormais à une hantologie [2]
[2]
Le concept d’hantologie réfère ici à l’élaboration de Jacques…
. Ainsi, dites-vous, « au cœur même de l’information, c’est l’histoire qui est hantée par sa disparition. Au cœur de la hi-fi, c’est la musique qui est hantée par sa disparition. Au cœur de l’expérimentation, c’est la science qui est hantée par la disparition de son objet. Au cœur de la pornographie, c’est la sexualité qui est hantée par sa disparition. » [3]
[3]
Jean Baudrillard, L’illusion de la fin ou La grève des…
Ici, l’information, la hi-fi, l’expérimentation et la pornographie nous conduisent toutes vers l’expérience d’un « grand-deuil problématique » comme on a pu parler de grand-récit. Elles nous conduisent à l’idée que nous serions dans la matrice (impensée) d’une temporalité propre à celle d’un deuil « raté » [4]
[4]
« Notre fin de siècle (…) ressemble étrangement à un travail…
, d’une pathologie du deuil. Lorsque « l’histoire s’est peu à peu rétrécie au champ de l’actualité et de ses effets “en temps réel” » [5]
[5]
Ibid., p. 40.
notre temps ne rejoint-il pas celui des spectres et plus généralement des êtres liminaires dont nous parlent les mythes et les légendes de nos traditions, et aujourd’hui, les mangas et le cinéma hollywoodien ? Comment vous positionnez-vous en rapport à cette hypothèse ?
19
J.B. : C’est complexe. Lorsque quelque chose disparaît, il y a, normalement, un travail de deuil à faire. Et dans le cas où on ne pourrait pas le faire, on tombe alors dans la mélancolie. Ce qui correspond en fait à un travail de deuil raté. Or, la disparition, ce phénomène qui me préoccupe, est un peu autre chose.

JB: Aujourd’hui, les choses se développent en accéléré, ou d’une façon exponentielle, à partir précisément d’une disparition de leur « principe ». C’est là qu’intervient la disparition. En fait, cela renvoyait pour moi au problème très général de la réalité, attendu que la réalité n’est rien d’autre qu’un principe. Le « Principe de réalité », la réalité objective et le processus de reconnaissance qu’elle appelle, disparaissent en quelque sorte, pour des tas de raisons. A ce moment précis, la réalité délivrée de son principe devient, dans un développement exponentiel, intégrale. On a alors à faire à une réalité où tout est opérationnalisé, ou plus rien ne reste « hors champ ». Si tout se réalise ou s’accomplit, c’est d’abord sur la base de la disparition de « l’essence », de la « transcendance » ou du « principe » de la réalité. Cette base spectrale nous mène, d’une certaine façon, au virtuel, et à tous ces mondes où règnent la virtualité.

Je pense ici à la très belle fable écrite par Borges sur « le peuple des miroirs », où il parle de peuples vaincus, condamnés par l’empereur à rester à résidence de l’autre côté du miroir, et assignés à la ressemblance des vainqueurs et de l’empereur. Dans cette fable, les peuples vaincus ont disparu derrière le miroir, ils ne sont plus que le miroir de leurs vainqueurs, jusqu’au jour où ils repassent de l’autre côté. Ce conte philosophique nous dit que derrière chaque représentation, chaque miroir, chaque image, quelque chose à disparu c’est-à-dire que quelqu’un a été vaincu. Dans cette perte, il y a bien sûr une mort, un deuil, mais aussi, sans trop savoir comment le deuil se transforme, je pense qu’il y a une énergie dans la disparition, je pense qu’on en tire quelque chose. La disparition n’est pas l’anéantissement. Lorsque la référence disparaît, et avec elle le sens premier, la situation se transforme en une floraison de possibilités, de virtualités. C’est un peu ce qui se passe avec cette fable que nous raconte Borges.

Pour ma part, j’avais essayé de la transposer, de substituer les miroirs qu’elle mettait en scène par les écrans de notre monde médiatique. Je m’étais posé cette question : qu’est-ce qui a disparu derrière les écrans ? On savait que derrière les miroirs, selon Borges, il y avait les peuples vaincus, voués à la ressemblance. Mais n’en va-t-il pas de même avec les écrans ? S’il y a bien quelque chose qui a fondamentalement disparu derrière les écrans, alors à quoi sommes-nous assignés ? Il ne s’agit plus d’une assignation à la ressemblance et à la représentation comme dans la fable. Notre assignation est plutôt celle à cette « présence en temps réel », à cette actualisation totale des choses, à cette simultanéité de toutes choses, dont on nous parle, et que l’on vit. Nous sommes derrière l’écran dans une servitude, comme presque mort-vivants ou complètement spectralisés. Cela n’empêche pas les choses de fonctionner, au contraire : c’est sur cette base-là que ça fonctionne. Si bien qu’il n’y a plus de principe de gravité, il n’y a plus de référence : tout peut se développer n’importe comment et dans tous les sens, et c’est l’écran qui est l’interface de cette disparition.

La disparition n’est pas la mort, parce que la mort fait partie des transcendances. Elle est un enjeu véritable, un défi véritable. En revanche, dans l’extermination, il ne reste plus rien à faire. Ici la mort et l’extermination s’opposent, puisque si l’un est un enjeu symbolique fort — la vie, la mort — dans l’extermination il n’y a plus d’enjeu, elle se définit même comme la mort de tous les enjeux. Entre ces deux pôles se situe la disparition. Il y a tout un art à disparaître. La disparition est un jeu. Cela peut être positif ou négatif. Aujourd’hui, nous jouons avec la disparition dans un monde qui, désormais, effectivement n’est plus réel au sens traditionnel du terme, un monde qui n’a plus d’objectivité, qui n’a plus de certitude, de véritable principe de rationalité. Je dirais que quelque chose là a disparu, certainement définitivement ou de façon irréversible, nous ouvrant au grand jeu spectral. Spectral au double sens du terme, comme le dit Marc Guillaume, c’est-à-dire à la fois le spectre de toutes les possibilités et la spectralité de l’homme qui a perdu son ombre.

Le P. : Si nous sommes dans le « grand jeu spectral », comment interpréter, selon vous, le retour en force de certains grands récits historiques normatifs faisant appel à la transcendance et à la vérité, par exemple sous la forme de l’islamisme ou de la division du monde entre l’axe du Bien et l’axe du Mal ?

J.B. : Ces histoires-là c’est du « rhabillage ». Si je veux analyser le terrorisme, je ne vais pas le faire en fonction du discours islamiste. C’est une façon d’exorciser les choses que de les renvoyer à une religion, à une idéologie, à une conviction. Si j’observe le terrorisme, c’est l’acte terroriste en tant que fracture d’une puissance mondiale. Cela peut venir de n’importe où, et qu’il y ait des convictions religieuses derrière ne m’intéresse pas. La résurgence des discours ethniques, religieux, linguistiques montre que quelque chose se crispe, se cristallise contre l’hégémonie, contre « l’empire », contre cette pensée unique, cette puissance unique. D’aucuns l’appellent un choc de cultures, un choc d’idéologies. Mais c’est insoluble. Prendre parti pour ou contre ne m’intéresse pas. Ce que je cherche à voir, c’est l’antagonisme véritable. Or, l’antagonisme se manifeste sur un mode symbolique, c’est donc tout autre chose : il s’agit de la mise en jeu de la mort dans un système qui cherche à l’exclure, qui se veut « zéro mort », et dont la puissance repose sur cette exclusion. La mort disparaît du système et le pouvoir de l’Empire repose sur cette espèce de non-mort, de non-événement. Alors des singularités surgissent, mais différentes du discours qu’elles tiennent. Je ne peux pas juger de la rhétorique islamiste, je n’y entre pas, ce n’est pas mon « truc ». Il faut essayer de voir ce qu’il en est de l’acte en dehors de l’idéologie des acteurs. L’analyse ne doit pas être idéologique, ni religieuse. Tout cela me semble des couvertures, des alibis. Il faut se demander « Qu’est-ce qui se passe ? », « Quel est l’événement ? » L’événement c’est deux tours qui s’écroulent. L’analyse de l’événement en tant que tel suppose que l’on balaye toutes les surimpressions, sur-interprétations de type idéologique d’un côté ou de l’autre. Pour moi, ce n’est pas la religion qui est en cause, ce n’est pas la fatwa, et cela pourrait venir d’ailleurs que de l’islamisme. D’ailleurs je crois que cela vient de partout ailleurs. Il y a un terrorisme tout à fait fractal, délocalisé, qui s’exprime par des gestes parfois très simples. Actuellement, l’événement est considérable mais je suppose, j’espère que partout dans la vie de chacun il y a des micro-événements du même type, c’est-à-dire qui restent irréductibles à la loi de la pensée unique, du conformisme total, du pouvoir.

Le P. : J’ai l’impression qu’une conception implicite de l’histoire parcourt votre œuvre. Et cette conception implicite serait d’inspiration sémiotique. C’est-à-dire que même si l’histoire n’a pas de sens, pas de finalité transcendante, pas de direction particulière, elle répond néanmoins à des structures signifiantes, de la même façon qu’un langage ne vise rien d’autre que sa propre fonctionnalité immanente. Les événements historiques ne se produisent donc pas au hasard mais bien au contraire selon des structures formelles, des règles contraignantes, des grammaires qui sont celles de leur époque. Pour parodier Lacan, peut-on dire selon vous que l’histoire est structurée comme un langage ?

J.B. : A vrai dire, je ne me suis jamais posé cette question. L’histoire réelle comme continuité rationnelle ne m’a jamais intéressé. Quant au langage qui s’y est surimposé, il s’agit d’une convention, une façon de donner un sens aux événements, de les finaliser. Certains expliquent l’histoire, d’autres l’interprètent, mais je n’ai jamais été sur ce terrain-là, pas plus que sur celui de la réalité dans un autre domaine. Finalement, le destin m’a toujours plus intéressé que l’histoire. Si l’on oppose les deux, l’histoire, comme le concept de réalité ou celui d’homme, est un créneau relativement restreint, qui s’est inventé à un moment donné, qui a suivi son cours, qui est peut-être en voie de finition, d’accomplissement. L’histoire a eu son âge d’or, où, comme le concept de représentation à d’autres égards, elle était adéquate à ce qui avait lieu, à la façon dont les gens vivent, se battent, etc. Le miroir de l’histoire, ça existait. Mais ce miroir s’est brisé. L’image s’est fractalisée et nous sommes désormais dans un simulacre d’histoire. Ce qui m’intéresse, c’est cette convulsion de l’histoire qui ne l’amène plus du tout vers sa finalité présumée, rationnelle, hégélienne, mais qui la fait percuter son propre retour-image. Elle se médiatise elle-même, prise à son propre piège. Dès ce moment, tous les acteurs historiques deviennent des figurants d’une gigantesque mise en scène. Pour moi, c’est plutôt l’analyse du politique qui passe par ces péripéties, par cette exténuation de la transcendance historique, qu’on l’appelle tribunal de l’Histoire ou luttes en termes de rapports de forces. Tout cela se reflète désormais dans l’écran. A l’époque de l’écran et du virtuel, il n’y a plus d’histoire à proprement parler. Il en va de même pour le réel. Pour qu’il y ait du réel, il faut qu’il y ait de la représentation. Pour qu’il y ait de l’histoire, il faut un espace-temps historique. Cet espace-temps a existé pour nous en Occident à partir de la Modernité. Or, nous sommes passés dans ce que l’on appelle (à tort, mais c’est ainsi) un temps réel, une immédiateté, une simultanéité ou totalité des choses qui rend l’histoire impossible, ne laissant que de la discontinuité. L’histoire a besoin qu’il y ait des causes et des effets, des conséquences, un temps long ou un temps court, mais au moins une temporalité historique. Or, si l’espace-temps historique n’a pas totalement sombré, il semble cependant clair que le temps « réel » et l’espace virtuel ont pris le dessus. Et il est devenu pratiquement impossible, à part des exceptions extraordinaires comme le 11 septembre, de qualifier un événement de tel, dans la mesure où il est impossible de discerner ce qui en est l’image, le medium, où est l’événement réel, qui sont ses véritables auteurs, quelles sont ses causes. C’est fini. Toutes les causes renvoient à tous les effets. La simultanéité et la confusion sont très grandes…

D’ailleurs, j’ai déjà abordé cette question sur un sujet très épineux, très problématique, qui est le négationnisme, le fait de formuler qu’il n’y a pas eu de chambres à gaz, etc. En termes d’espace-temps historique c’est complètement absurde, il y a une vérité des choses, une vérité humaine. Mais en même temps il est trop simple de renvoyer le négationnisme à sa nullité scandaleuse, et il faut se demander pourquoi il est possible aujourd’hui de faire une telle proposition, que l’on aurait pas pu faire en d’autres temps.

Le P. : C’est symptomatique de notre temps.

J.B. : Tout à fait. Le fait que l’on puisse faire cette proposition signifie que l’on n’est plus dans l’espace-temps historique, où il y aurait une mémoire, une réalité de la mémoire et du fait. Nous sommes dans un espace-temps où l’on peut dire que c’est indécidable parce que l’on en aura plus jamais la preuve. La question de la preuve ne se pose même plus exactement. On est dans un tel principe d’incertitude sur toutes choses que même les faits avérés, historiques, tombent dans ce champ d’incertitude, ce qui rend possible de formuler quelque chose comme ça. Ensuite on peut se battre là-dessus. Mais le négationnisme est un virus, une plaie, une réalité qui dépasse de loin les camps et les chambres à gaz. Le négationnisme est partout ! Quand Thierry Meyssan a écrit qu’il n’y avait eu aucun avion sur le Pentagone, on l’a accusé de négationnisme. Et c’en est une forme, effectivement. Mais finalement, la dénégation et l’incertitude sont partout. Le fait que l’on ne puisse plus repérer les causes et les effets peut être volontaire ou involontaire, mais cela reste du négationnisme objectif. Et on y est, on est dans la dénégation de la réalité. Or, la réalité c’est quand même le gros, gros problème, et il n’y a pas que dans les films américains que l’on se le pose. Cette impossibilité d’un statut de la réalité, de la vérité est notre condition. Evidemment, c’est un négationnisme à doses homéopathiques, mais il est néanmoins partout. L’histoire en est sans doute la première victime. L’exemple du négationnisme est donc instructif, même s’il est très difficile de le dire. Il suffit d’envisager le problème du négationnisme pour être immédiatement suspecté d’être négationniste soi-même ! C’est le piège de la pensée dominante, la bonne pensée dominante.

Le P. : Nous avons vu tout à l’heure que « l’histoire s’est peu à peu rétréci au champ de l’actualité » comme si une résorption totale de l’histoire dans l’actualité était en train de s’accomplir…

J.B. : Cependant il faut toujours prendre ces propositions comme elle-mêmes virtuelles. Si elles parlent du virtuel, elles sont aussi elle-mêmes virtuelles. Ce qui ne veux donc pas dire que dans les faits, dans la vie, on vive intégralement sur cette base-là. Je me situe dans une espèce de perspectivisme…

Le P. : En somme, c’est une asymptote.

J.B. : Oui, une asymptote. Si nous n’y sommes pas encore, nous pouvons toutefois extrapoler avec une quasi-certitude la généralisation de cet état virtualisé des choses.

Le P. : Vous poussez l’hypothèse d’une façon un peu radicale mais cela donne à penser au regard d’un certain nombre de phénomènes.

J.B. : Oui. Je cherche à faire rejaillir les choses en usant de la réflexion. J’entends ici la réflexion, non pas au sens du reflet réaliste d’une chose, mais au sens de la réfraction : on envoie une sonde ou un laser qui va frapper l’objectif et qui revient. Là se situe pour moi l’exercice de la pensée.

Le P. : C’est Batman (et la logique des chauves-souris). Vous seriez, d’une certaine façon, un « Batman spéculatif » ?

J.B. : (Rires). Merci.

Le P. : En lieu et place de la temporalité historique désormais disparue dans un éternel présent de l’actualité vous repérez une temporalité plus « chaotique », dans un sens dérivé de la théorie du chaos, paradigme qui chez vous succède à la dimension structuraliste de vos premiers travaux — je pense ici particulièrement au Système des objets (1968)…

J.B. : Oui, si je peux ouvrir une très courte parenthèse à ce propos. Je ne me suis jamais rangé sous l’appellation « structuraliste ». Mais il est vrai que cela peut très bien s’interpréter comme vous venez de le faire. Cependant, je n’ai jamais joué le jeu du Structuralisme, qui est tout de même un jeu très systématique, avec des règles fermées, rigoureuses. J’ai toujours eu un ailleurs. J’ai toujours visé une forme d’altérité, comme la fiction pouvait l’être vis-à-vis du Structuralisme, suivant une ligne de fuite qui me menait à une traversée symbolique des apparences mais aussi des systèmes. Je n’ai donc jamais mis aucun système en fonctionnement. Mais il est vrai qu’au début je me suis servi du Structuralisme, comme aussi de la psychanalyse, sans jamais que cela ne devienne un point de repère.

Le P. : Bien sûr. Je tenais simplement à formuler l’idée qu’au-delà du Structuralisme qui est repérable par traces dans certains de vos premiers travaux, aujourd’hui, c’est définitivement sous l’égide du paradigme de la théorie du chaos que vous pensez un nombre considérable de phénomènes, dont la question de la temporalité aux prises avec cette actualité résorbant l’histoire. Et de ce point de vue, il y aurait une sorte de chaotisation du temps. Vous vous appuyez alors sur l’image d’un temps courbe et soumis aux turbulences de sa courbure pour nous suggérer une pensée du temps actuel (du « temps réel » médiatique) qui est le nôtre. Ainsi, dites-vous « comme pour l’espace cosmique, il y aurait une courbure de l’espace-temps historique. Par le même effet chaotique dans le temps que dans l’espace, les choses vont de plus en plus vite lorsqu’elles approchent de leur échéance, tout comme l’eau accélère mystérieusement sa course aux approches de la cascade. Dans l’espace euclidien de l’histoire, le chemin le plus rapide d’un point à un autre est la ligne droite, celle du progrès et de la Démocratie. Mais ceci ne vaut que pour l’espace linéaire des Lumières. Dans le nôtre, l’espace non-euclidien de la fin du siècle, une courbure maléfique détourne invinciblement toutes les trajectoires. Liée sans doute à la sphéricité du temps (visible à l’horizon de la fin du siècle comme celle de la terre à l’horizon de la fin de journée) ou à la subtile distorsion du champ de gravité. (…) Par cette rétroversion de l’histoire à l’infini, par cette courbure hyperbolique, le siècle même échappe à sa fin. » [6]
[6]

A vous lire, la fin de l’histoire serait l’équivalent de l’expérience vertigineuse d’être sur le bord d’un tourbillon.

Aussi, notre question, et la vôtre, devient alors la suivante : comment se structure le bord d’un tourbillon ? Comment se structure l’espace-temps de cette frontière fuyante qu’est le bord d’un typhon pour celui qui doit la parcourir, pour celui qui a pour tâche d’aborder cet espace courbe aux alentours d’un point d’intense gravité ? Aussi paradoxal que cela puisse paraître à une raison trop classique, à l’approche puis à l’intérieur de cette frontière qu’est le bord se repèrent des structures invariantes que formalisent très bien les théories de la fractalité et du chaos. Aussi, lorsque vous constatez que l’histoire disparaît à l’approche de sa propre fin (tant attendue et imaginairement présente), c’est en toute cohérence que vous nous décrivez l’actuelle temporalité sous la figure météorologique d’une chaotisation du temps, avec ces phénomènes de turbulences, d’instabilité, d’imprévisibilité, d’effets d’avalanche, ou d’effet « papillon ». Pouvez-vous développer pour nous cette audacieuse hypothèse d’une chaotisation du temps ?

J.B. : Il y a diverses perspectives possibles. Penser le temps comme un horizon, c’est-à-dire quelque chose qui ne trouve jamais sa fin, qui ne rejoint jamais sa limite, fait écho en termes physiques à « l’horizon des singularités ». Ici, il y a beaucoup d’analogies possibles avec la physique et la topologie. Je pense effectivement qu’il y a des univers — éventuellement parallèles — où tout est réversible, et où il n’y a pas de franchissement d’une limite quelle qu’elle soit.

Le P. : Si le franchissement est impossible, c’est peut être que nous sommes prisonniers du franchissement même, c’est peut être que nous sommes dans la frontière ou dans l’espace-bord. Non ?

J.B. : C’est difficile à dire. On y est, mais c’est parce que la courbure fait qu’il y a une réversibilité automatique des choses. Il n’y a pas une flèche du temps. Ceci dit, on peut aussi envisager l’autre perspective, celle de la double flèche du temps. Cette perspective m’avait bien intéressé aussi. Elle correspondait à l’idée de la réversibilité, mais retranscrite en termes presque linéaires, soit l’idée que le « Big Crunch » commence en même temps que le « Big Bang ». Dans cette hypothèse, le commencement et la fin ne sont pas du tout deux limites opposées des choses, mais ils sont bien plutôt simultanés et parallèles. La dimension (spatio-temporelle) peut alors se décrire sous la figure de l’anneau de Möbius, qui se caractérise par sa réversibilité immédiate. Ces objets qu’étudie la topologie n’ont pas d’extérieur. Il y a une convolution, une circonvolution de l’objet sur lui-même, de l’espace sur lui-même. Je pense que la dimension, s’il y en a une, correspond à la fois sur le plan cosmique comme celui de la moindre réalité, à cette figure de réversibilité immédiate.

D’ailleurs, cette dimension que je viens de décrire rejoint la dimension symbolique à partir de laquelle beaucoup de cultures vivent, et vivaient – je pense ici aux sociétés antérieures –, mais que nous ne supportons pas. C’est pourquoi nous installons, au sein de cette dimension, des fractions linéaires qu’on appelle « histoire », « finalité », mais aussi « limite », avec toutes les conceptions de franchissement de la limite, de dépassement, de transcendance qu’un tel concept implique. C’est toute notre culture, tout notre système de valeur qui se trouvent engagés là, dans cette opération d’un fractionnement linéaire du temps. Ce qu’il faut bien voir c’est que notre système ne voit sa mise en place ou son orchestration qu’à partir d’un espace restreint, qu’à la condition de cette restriction et de perdre de vue la globalité. Car, au niveau de la globalité, c’est bien la réversion ou la réversibilité qui joue. A ce niveau, plus rien n’est d’ordre historique, pas plus qu’il n’y a quelque chose de l’ordre d’un franchissement des limites. Ici, le concept de limite n’a pas de sens, comme vous en faisiez la remarque.
Il faut bien comprendre que les deux symboliques du temps que j’ai ici esquissées sont exclusives. Je ne vois pas comment on peut passer de l’une à l’autre. Il faut choisir une perception ou une autre. Il y a bien deux ordres de pensée. D’une certaine façon, on le voyait bien hier soir à la conférence organisée par l’Institut des hautes études en psychanalyse sur le thème : « Pourquoi la guerre ? » à laquelle j’étais invité [7]